Un nouveau climat théologique
Au cours du XIXe siècle, un tournant d’une ampleur considérable s’opère dans la théologie protestante. Ce nouveau climat théologique naît de quatre facteurs : l’essor de la critique biblique ; une nouvelle conception de la vérité ; la laïcisation de la société ; l’importance donnée à la sensibilité.
Une ère de changement
Comme l’a justement souligné le théologien allemand Ernst Troeltsch (1865-1922), par leur manière de pensée, leurs comportements et leur sensibilité, Luther, Zwingli, Calvin et leurs successeurs immédiats ressemblent plus aux catholiques du XVIe siècle qu’aux protestants modernes. Ils vivent, en effet, dans le même cadre social et culturel, ils raisonnent avec les mêmes catégories de pensée que leurs adversaires catholiques contemporains.
Au XIXe siècle se produisent de grands changements. Le contexte n’est plus le même ; on voit apparaître des démarches intellectuelles et spirituelles différentes ; de nouveaux problèmes se posent. À côté de ceux qui veulent maintenir pour l’essentiel les réponses et solutions classiques (on les appelle « orthodoxes »), d’autres (on les nomme « libéraux ») proposent des transformations théologiques, qui ont parfois une importance telle qu’on a pu parler d’un « néoprotestantisme ».
Comment lire la Bible ?
L’époque classique, à quelques exceptions près, voit dans la Bible un livre sacré, directement inspiré par Dieu. Au XIXe siècle, des travaux historiques, menés par des universitaires, tendent à montrer qu’elle est l’œuvre d’individus ou de groupes de croyants. Dans les écrits bibliques, ils expriment leurs convictions avec leur sensibilité, leurs conceptions, voire leurs superstitions. L’Ancien et le Nouveau Testament s’inspirent de la littérature religieuse du Moyen-Orient ancien ; ils contiennent des mythes, des légendes, et des fables : ainsi, les récits de la création, ceux de la naissance de Jésus, et beaucoup d’histoires de miracles.
Quand on accepte les conclusions des historiens, la Bible change de statut, et on ne la lit plus de la même manière. Elle est non pas un texte infaillible venant directement de Dieu, mais un témoignage humain imparfait rendu à une authentique expérience spirituelle de rencontre avec Dieu. Il faut l’interpréter, en s’efforçant de dégager la vérité profonde plus ou moins bien exprimée par des discours humains. Chez les protestants du XIXe siècle, cette nouvelle approche de la Bible est adoptée avec enthousiasme par les uns (qui la trouvent libératrice), et refusée avec indignation par d’autres (qui la jugent destructrice). Ces derniers doivent s’atteler à une tâche nouvelle : établir comment fonctionne l’inspiration divine et indiquer jusqu’à quel point et en quel sens elle autorise de considérer la Bible comme un texte révélé.
Qu'est-ce que la vérité ?
Pendant longtemps, a dominé une conception « objective » de la vérité qui se caractérise par la correspondance parfaite entre le discours et la chose dont il parle : une affirmation est vraie quand elle décrit fidèlement son objet. Les Églises, protestantes et catholiques, ont alors la conviction que leurs dogmes définissent très exactement la nature intime de Dieu et la réalité même de son action. Ces dogmes sont donc des formules absolues, immuables, valables en tout lieu et à toute époque.
Au XIXe siècle, ce « dogmatisme » se voit fortement contesté. À la suite de Kant, on souligne que nos descriptions, nos analyses, notre perception des objets dépendent tout autant de ce que nous sommes que de ce qu’ils sont. Avec des yeux différents, nous les verrions autrement. Notre discours ne décrit pas les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles que nous les percevons à travers les « lunettes » de notre esprit qui tiennent à la constitution de notre être, à notre culture et à notre expérience.
S’il en va ainsi, les doctrines religieuses ne parlent pas de l’être de Dieu, mais de la manière dont il nous touche, et dont nous le percevons. Du coup, quand l’expérience et la pensée des hommes se modifient, les doctrines doivent se transformer. Ainsi, les doctrines trinitaire et christologique utilisent les notions et concepts de la pensée hellénistique qui datent d’une autre culture et nous ne parlons plus ni ne comprenons leur langage. Au lieu de maintenir les formules anciennes, il convient d’en trouver de nouvelles, qui correspondent aux expériences et aux manières de pensée de notre temps, en sachant qu’elles seront, à leur tour, critiquables et révisables.
Là aussi le conflit est vif. Pour les uns (les symbolo-fidéistes, par exemple), la doctrine exprime notre manière de croire et n’a donc qu’une valeur relative ; la théologie analyse et décrit l’expérience croyante. Pour d’autres (les orthodoxes), la doctrine définit ce qu’il faut croire, la théologie détermine, structure et juge l’expérience croyante.
Vers une société laïque
Au XVIe siècle, il y a amalgame entre la société et la religion. Appartenir à un pays implique de pratiquer le culte qui y a cours. On n’imagine guère que coexistent plusieurs religions dans un pays, et qu’un gouvernement adopte une attitude de neutralité à leur égard. Aucun secteur de la société ni aucune activité humaine n’échappent à la religion.
Dès le XVIIIe siècle, l’imprégnation religieuse de la société et de la culture diminue. Une pensée laïque se développe ; la science, la philosophie, la morale, la politique tendent de plus en plus à s’affranchir de la religion. Les horreurs de la persécution dissuadent de n’autoriser qu’un seul culte dans une société. On en vient à considérer que la foi relève de la conviction personnelle, et nullement de choix sociaux collectifs.
On va concevoir et organiser tout autrement les rapports de la religion avec la société. Les protestants veulent de moins en moins régenter l’État ; ils souhaitent simplement qu’il soit impartial. Ils entendent agir dans la société, mais sur d’autres bases que celles de l’ordre religieux de jadis (ainsi le christianisme social entend lutter pour une société plus juste, ce qui implique non un accord, mais une tension, voire une opposition entre les Églises et les puissances politiques et économiques). De grands débats portent sur la séparation de l’Église et de l’État, que certains souhaitent et que d’autres redoutent. Beaucoup de protestants deviennent des partisans et des artisans d’une laïcité que leurs ancêtres auraient rejetée avec horreur, et ils préconisent un respect de la liberté de conscience que la Réforme n’a pas précisément pratiquée.
Parallèlement, le protestantisme se « démocratise ». Alors que le protestantisme classique a une conception aristocratique du gouvernement de la Cité, confié à des notables, et de celui de l’Église, assuré par des « anciens », le néo-protestantisme penche pour une direction exercée par des conseils et assemblées élus par le « peuple », et lui rendant compte de leur gestion. On conçoit tout autrement le pouvoir tant politique qu’ecclésiastique.
La culture des émotions
Le protestantisme classique est très raisonneur. Il argumente, démontre, enseigne de manière souvent scolastique. Par contre, il se méfie de l’émotion ; il ne la bannit certes pas, mais la limite et la refoule. Les prédications sont de véritables cours de théologie à l’usage d’un grand public et cherchent plus à instruire qu’à toucher le cœur.
Avec l’arrivée du romantisme, les choses changent. Se met petit à petit en place une piété affective, qui cultive l’émotion et qui pleure beaucoup (il en va de même dans le catholicisme ; on connaît la phrase célèbre de Chateaubriand : « j’ai pleuré donc j’ai cru »). Les grands mouvements de Réveil s’inscrivent dans ce contexte : ils s’adressent plus à la sensibilité qu’à la réflexion (sans toutefois la rejeter), et, même s’ils sont en général théologiquement plutôt orthodoxes (mais de nombreux libéraux participent aussi au Réveil), ils entendent faire naître et se développer une piété existentiellement intense plus qu’ils ne s’intéressent aux formulations doctrinales. Ils ne caractérisent pas d’abord la foi par l’adhésion à des doctrines. Ils voient surtout en elle un sentiment, celui de la présence et de l’amour de Dieu, qui bouleverse affectivement l’existence croyante.
Ces quatre changements donnent au protestantisme un visage très différent, et orientent sa théologie dans des directions nouvelles. Un siècle de clandestinité a tenu le protestantisme français à l’écart du mouvement des idées. Petit à petit, au prix d’un effort considérable et non sans difficultés, il rattrapera son retard.
Notices associées
-
Jean Calvin (1509-1564)
Une génération après Luther, le Français Jean Calvin est l’organisateur de la Réforme : organisateur de l’Église, de la doctrine et du rôle de l’Église dans l’État. -
Ulrich Zwingli (1484-1531)
Pasteur et théologien, il fonde la Réforme sur l’étude de la Bible. Pour lui, la Réforme s’étend jusqu’à la lutte contre les injustices sociales. -
Le libéralisme
Le libéralisme théologique se caractérise essentiellement par une grande liberté par rapport à la doctrine et une nouvelle façon de lire la Bible fondée sur la méthode historico-critique. -
Les Réveils
Les Réveils du XIXe siècle s’inscrivent dans le contexte du romantisme. Ils mettent en place une piété plus existentielle et sentimentale, « réveillée » par rapport à une foi jugée affadie ou routinière. -
Le courant orthodoxe
Le courant orthodoxe insiste sur la juste doctrine, celle des réformateurs Luther et Calvin et sur une lecture respectueuse de la Bible. -
Le symbolo-fidéisme
Le symbolo-fidéisme insiste sur la foi, c’est-à-dire la relation avec Dieu, et relativise les doctrines. La connaissance de Dieu dépasse les formules et expressions humaines. -
Les conflits
Les conflits théologiques traversent toutes les communautés protestantes. Ils déterminent la création de nouvelles Églises séparées de l’État. Dans les Églises réformées, ils conduisent à une rupture entre orthodoxes et...