Le Refuge huguenot
L’exode des huguenots français vers les pays protestants afin d’échapper aux persécutions est un événement capital de l’histoire européenne. De 1560 à 1760, cette diaspora concerne plus de deux cent mille huguenots qui prennent le chemin de l’exil par fidélité à leur foi.
Premier Refuge
Une première vague de départ, appelée Premier Refuge, a lieu dès le XVIe siècle. Dès les premières persécutions de 1560, et surtout après la Saint-Barthélemy, des fugitifs quittent le royaume pour Genève, l’Angleterre ou les Provinces-Unies. Dans ce dernier pays, ils retrouvent d’autres réfugiés, des Flamands de langue française qui avaient créé les premières églises wallonnes. Une diaspora française s’installe.
Calvin encourage ces départs au nom de leurs vertus religieuses (« Que ceux qui croient de n’avoir pas la force de témoigner de leur foi s’exilent »), Théodore de Bèze invoque « l’universelle proximité du ciel nul n‘ayant de cité permanente ».
Le Grand Refuge
Après l’édit de Nantes (1598), les départs diminuent fortement, certains émigrés rentrent même en France. Mais chaque crise (la prise de La Rochelle en 1628, les dragonnades du Poitou en 1681) entraîne de nouveaux départs, bien qu’un édit royal en 1669, (renouvelé en 1682 et 1685, étendu aux « nouveaux convertis » en 1686 et 1699) leur interdise de « s’établir en pays étranger ». La courbe de l’exil atteint son pic à la révocation de l’édit de Nantes de 1685, diminue au cours de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et grimpe à nouveau après la guerre des Camisards (1702-1704). Certains partent encore après la mort de Louis XIV (1715), la Régence ne changeant rien à la législation et les épisodes de répression ne cessant pas.
Aux trois pays du premier Refuge s’ajoute l’Allemagne, en particulier l’électorat de Brandebourg (la future Prusse) et celui de Hesse-Cassel, qui attirent l’excès de réfugiés de passage en Hollande et surtout en Suisse et à Genève. On note des départs pour les pays scandinaves et même la Russie. Les épopées vers le Cap de Bonne-Espérance et vers les colonies anglaises du Nouveau Monde sont souvent décrites.
Cette deuxième vague constitue le Grand Refuge : de 1680 à 1715, 180 000 Français quittent leur pays, constituant le plus massif mouvement de migration de l’histoire de la France moderne.
Les voies de sortie
Plus de 100 000 personnes franchissent les frontières entre 1685 et 1687.
Dès 1669, Louis XIV interdit l’émigration des réformés, interdiction renouvelée dans l’édit de révocation lui-même. Les voies de sortie sont surveillées ; les hommes pris sont envoyés aux galères et les femmes en prison.
La mer, à partir des ports de Bordeaux, La Rochelle, Dieppe, Rouen, est facile à franchir, des chaloupes viennent chercher les fugitifs et les déposent à bord de vaisseaux anglais, hollandais ou danois ancrés au large. Les navires repartent avec quelques passagers officiels, les pasteurs et surtout avec de nombreux clandestins voyageant au fond des cales dans des conditions épouvantables, après avoir payé de grosse sommes aux passeurs. Souvent les tentatives échouent, après dénonciations.
La Normandie à partir des ports de Dieppe et Rouen, voit passer le plus gros contingent, la proximité des ports anglais et des îles normandes facilitant ces passages.
Les protestants du Sud se dirigent parfois vers Bordeaux, de là vers l’Angleterre, parfois vers le Nouveau Monde. La majorité embarque par Marseille, voire Nice, se dirige vers Gênes et, de là, par terre vers Turin puis Genève.
La voie de terre est empruntée par les nombreux huguenots du Dauphiné, Vivarais, Cévennes, Languedoc, Provence, ainsi que des villes piémontaises sous domination française, qui se dirigent vers les cantons suisses francophones, la République de Genève, la principauté de Neuchâtel. Les protestants de Bourgogne, Champagne, Lorraine se dirigent vers les pays rhénans. Les itinéraires se heurtent aux obstacles naturels, surtout le Rhône, les ponts étant rares. Le Jura, pour aller à Lausanne, est difficile à franchir, Montbéliard étant français et les gorges du Doubs n’ont que de rares ponts. La surveillance est forte, mais « avec de l’argent on passe le Rhône partout » témoigne un batelier.
À Lyon, importante plate-forme de passage, il est facile de se fondre dans la grande ville, de recruter contre de l’argent un passeur – plus ou moins sûr – et d’attendre une occasion. Des marchands étrangers vont jusqu’à des foires prendre en charge des fugitifs qu’ils conduisent à Lyon. On marche de nuit, on se cache de jour, on se déguise en mendiant, en colporteur ou en vendeur de chapelets. On contrefait les malades, les muets, les fous. Les morts ne sont pas rares, par fatigue, faim, froid. Tout ceci est risqué, les arrestations fréquentes avec condamnation aux galères, les passeurs peuvent être pendus. Des guides manuscrits indiquent les itinéraires et les lieux de passage, parfois les personnes auxquelles on peut demander de l’aide.
La frontière du Nord recèle de nombreux pièges compte tenu de la géographie enchevêtrée et mouvante entre localités occupées par des garnisons françaises ou hollandaises. Ceux qui sont pris doivent abjurer pour être libérés. Solitaires, ou voyageant en petits groupes de parents, amis ou voisins, souvent les hommes partent en avant pour préparer le lieu d’accueil, femmes et enfants suivant plus tard.
Les réfugiés trouvent souvent dans les villes européennes un cousin ou un voisin, surtout pour ceux de la « deuxième génération ». À leur arrivée dans le pays étranger, les huguenots ont le devoir d’aller au temple, d’assister au prêche. La plupart ayant été obligés d’abjurer en France, ils doivent être « réconciliés » au terme d’une cérémonie publique de « reconnaissance » de leur faute.
L’accueil dans les pays du Refuge
La communauté de religion facilite la qualité de l’accueil. Partout se manifestent un élan de compassion et un grand effort d’assistance.
Différentes structures administratives sont créées, en particulier en Suisse, pour répondre aux besoins immédiats de ces réfugiés dont la situation matérielle est très souvent proche de la misère : hébergements, transports, aide financière directe. Pour récolter de l’argent, des journées de prière, des loteries sont organisées par les paroisses. Mais la charge pouvant être jugée trop lourde, les réfugiés sont encouragés, parfois contraints, à trouver d’autres lieux de replis : ainsi la Hollande et la Suisse sont surtout des lieux de transit, encourageant les réfugiés à se diriger vers les pays germaniques où les conditions d’accueil sont les plus favorables.
Mais les tensions ne manquent pas et, contrairement à une historiographie protestante bienveillante, le Refuge n’est pas toujours une aventure positive. Passée la première émotion, le poids de l’émigration devient de plus en plus lourd et les opinions publiques pas toujours compréhensives : craintes de concurrence pour les commerçants et artisans (tous sont jaloux des exemptions d’impôts) ou encore oppositions culturelles (les protestants du Nord n’apprécient pas toujours les méridionaux expansifs).
Nombre de réfugiés et pays d’accueil
Il est difficile d’évaluer le nombre de réfugiés à la fin du XVIIe siècle. Certains chiffres sont fantaisistes, allant jusqu’à 2 millions. Voltaire l’estime à 800 000. Les huguenots ont tendance à l’augmenter, les catholiques à le ramener autour de 50 000 ne serait-ce que pour réduire l’importance de la ponction effectuée sur l’activité de la population du royaume. Le chiffre de 160 000 à 200 000 est actuellement admis, soit 25% de la population protestante estimée à 800 000. On rappelle le statut spécial des pasteurs, qui avaient à choisir entre la conversion ou l’exil, ce dernier étant interdit à leurs fidèles : 80% des pasteurs s’exilent.
Selon les pays d’accueil, les chiffres suivants peuvent être retenus :
- Suisse et Genève : 60 000 réformés, particulièrement ceux du Midi, seraient passés par la Suisse où ils sont généreusement assistés. Le point principal de passage est Genève. Seulement 20 000 s’y seraient fixés.
- Provinces-Unies : première terre de refuge, du fait de la facilité d’accès, d’une tradition séculaire de liberté, de structures d’accueil avec les Églises wallonnes, 70 000 y sont accueillis, mais il est difficile de savoir le nombre de ceux qui y restent, Amsterdam étant avec Francfort la plaque tournante du Refuge.
- Angleterre : 40 000 à 50 000 huguenots recueillis, originaires des provinces maritimes. Les Églises fondées lors du Premier Refuge au XVIe siècle, après les persécutions sous Marie Tudor, retrouvent leurs droits sous Elizabeth Ie.
- Allemagne : environ 44 000 huguenots se fixent définitivement, essentiellement dans les principautés calvinistes : 20 000 en Brandebourg dont le Grand Électeur a publié l’Édit de Potsdam de 1685 particulièrement attractif. En Hesse-Cassel, le landgrave promulgue, dès avril 1685, un édit d’accueil et privilèges. Les réfugiés arrivent aussi dans le Palatinat et le comté de Lippe. Plus tard, sous la pression des réfugiés, des états luthériens acceptent de les recevoir comme la Hesse, notamment à Darmstadt ; ou des villes : Stuttgart, Bayreuth, Nuremberg.
D’autres huguenots, très minoritaires, s’établissent plus loin : dans les états protestants du nord de l’Europe (Danemark, Norvège, Suède) jusqu’à Saint-Pétersbourg et outre- mer en Afrique du Sud ou dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord.
Les retours sont très rares, Louis XIV se méfiant de ces nouveaux convertis susceptibles de créer des désordres dans la France en guerre. Les biens confisqués sont réunis au Domaine, leurs revenus devant servir au développement du catholicisme (écoles, églises, hôpitaux), mais les résultats sont décevants : soit ils sont vendus avant le départ, soit il s’agit de ventes fictives à des parents ou amis de confiance censés leur faire passer les revenus correspondants. Les procès sont innombrables, la gestion un casse-tête administratif, et au total les gains de cette spoliation sont négligeables.
Les conséquences pour les pays d’accueil
Le Refuge est un événement capital de l’histoire européenne, favorisant les mutations de l’Europe de la fin du XVIIe siècle et tout au long du XVIIIe siècle.
Il joue un rôle décisif dans « la crise de conscience européenne » dans les années qui précèdent la philosophie des Lumières. Du point de vue religieux, le Refuge facilite l’équilibre entre luthéranisme et calvinisme.
L’apport du Refuge sur les économies des pays d’accueil est une constante de l’historiographie protestante. L’augmentation démographique permet de combler les pertes subies lors de la guerre de Trente ans (1618-1648) et les pays moins développés d’Allemagne profitent de l’apport des capitaux et du savoir- faire de gens venant d’un pays beaucoup plus développé.
L’arrivée d’artisans qualifiés relance l’activité dans de nombreux secteurs, en particulier le textile ou l’horlogerie comme en Suisse. Les échanges commerciaux se multiplient comme en témoigne l’opulence des bourgeois d’Amsterdam. Mais le poids de l’immigration, avec la prise en charge des réfugiés, s’alourdit rapidement, la concurrence de ces nouveaux artisans est ressentie comme dangereuse, et les opinions publiques n’acceptent pas les facilités accordées aux réfugiés. Il est difficile d’évaluer quantitativement cet apport économique.
Par contre, l’apport culturel est incontestable. Les huguenots français jouent un rôle de médiation entre la terre d’accueil et leur patrie. L’élite intellectuelle qui a opté pour l’exil s’efforce de maintenir le contact avec la culture de la patrie. Favorisés par la diaspora, des canaux d’échanges et d’influence se mettent en place. En Hollande, de même qu’en Suisse et en Angleterre, l’édition en plein essor promeut et diffuse le français comme langue de culture. Les huguenots ont contribué à faire du français la langue de culture savante la plus parlée d’Europe. Les revues et gazettes littéraires et politiques sont rédigées en français. De nombreux libraires sont des réfugiés, anciens membres de professions libérales ou membres du corps enseignant. Tous ces éléments constituent une sorte de cosmopolitisme érudit, la « République des lettres ». Les huguenots participent à l’opposition à Louis XIV et au principe même de l’absolutisme.
Ces échanges revêtent le plus souvent un caractère interdit. Livres et gazettes circulent clandestinement, des filières de contrebande s’organisent permettant d’acheminer vers les protestants restés en France les livres prohibés : éditions critiques de l’Ancien et du Nouveau Testaments, catéchismes, sermons, études historiques ; ces livres, surtout à destination des protestants du Midi, sont imprimés en Suisse, à Genève et Lausanne.
D’une manière générale, on peut dire que le Refuge a accentué l’opposition entre Europe du Sud catholique et Europe du Nord protestante.
L’assimilation
Beaucoup de réfugiés de 1685 espèrent longtemps que Louis XIV rétablira l’Édit de Nantes. La paix de Ryswick qui termine la guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1699) est une première déception ; des tractations ont lieu, mais Louis XIV refuse catégoriquement toute idée de retour à moins de conversions, qui sont très rares. « Les puissances protestantes préférèrent négocier des avantages territoriaux que défendre leurs coreligionnaires. »
L’exil est définitif. Les plus faibles et les plus pauvres deviennent des déracinés, des marginaux, passant d’Église en Église jusqu’à leur mort. Les autres réfugiés s’assimilent progressivement, se marient avec les autochtones. Si la langue française est pieusement conservée dans les familles qui vivent entre elles, la langue se modifie, s’éloigne du modèle classique, Voltaire parlant du « style réfugié » ; elle se germanise ou s’anglicise. Elle reste en usage dans certaines paroisses, et les sociétés d’histoire huguenote favorisent ce « retour aux sources ».
A l’époque de la Révolution, les réfugiés huguenots se voient concéder par l’Édit royal du 15 décembre 1790 la possibilité de rentrer en France en recouvrant la nationalité française, et de rentrer en possession de leurs biens. Le nombre de ceux qui profitent de cet édit est très faible, le plus illustre est Benjamin Constant. Cette loi reste en vigueur jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale.
Conclusion
La Révocation représente bien une césure importante de l’histoire européenne. Au moment où le Roi-Soleil parvient au faîte de sa puissance politique, la France perd une grande partie des forces servant son progrès économique et culturel, ce que Michelet appelle « l’élite de la France ». Tous ces réfugiés donnent aux pays d’accueil une impulsion nouvelle dans tous les domaines, marquant la mémoire collective de plusieurs générations.
Bibliographie
- Livres
- BIRNSTIEL Eckart (textes réunis par), La Diaspora des Huguenots. Les Réfugiés protestants de France et leur dispersion dans le monde (XVIe-XVIIIe siècles), Champion, Paris, 2001
- BOST Hubert et LAURIOL Claude, Refuge et Désert : l’évolution théologique des huguenots de la Révocation à la Révolution française, Actes du Colloque du Centre d'études du XVIIIe siècle (18-19-20 janvier 2001), Champion, Paris, 2003
- COTTRET Bernard, Terre d’exil. L’Angleterre et ses réfugiés français et wallons de la Réforme à la Révocation de l’édit de Nantes, Aubier, Paris, 1985
- LABROUSSE Elisabeth, Une foi, une loi, un roi ? La Révocation de L’Édit de Nantes, Payot, Paris, 1985
- MAGDELAINE Michelle et THADDEN Rudolf von (dir.), Le Refuge huguenot, Colin, Paris, 1985
- YARDENI Myriam, Le Refuge huguenot. Assimilation et culture, Champion, Paris, 2002
- YARDENI Myriam, Le Refuge protestant, PUF, Paris, 1985
- Articles
- BIRNSTIEL Eckart, « Le retour des Huguenots du Refuge en France de la Révocation à la Révolution », Bulletin de la Société d'histoire du protestantisme français, SHPF, Paris, 1989
- JOUTARD Philippe, « Réseaux huguenots et espace européen (XVIe-XXIe siècle) », Revue de synthèse, 2002, Tome 123
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