Les Schlumberger
Tanneurs à Mulhouse
C’est en 1542 que Nicolas Schlumberger, l’ancêtre de la branche alsacienne de la famille Schlumberger, quitte son Wurtemberg natal. Il est le fils cadet d’une famille aussi honorable que fortunée de la région d’Ulm. Il décide de tenter sa chance en Alsace, dans le bourg de Guebwiller.
Si Nicolas n’était pas contestataire avant d’arriver à Guebwiller, il le devient vite et est rapidement en opposition ouverte avec le prince abbé de Murbach. Celui-ci lui demande de quitter ses états. Persona non grata à Guebwiller, Nicolas s’établit donc à Mulhouse en 1545, ou il devient tanneur. C’est le début d’une dynastie de tanneurs qui régnera à Mulhouse pendant près de deux siècles.
De la filature à la machine-outil
En 1808, Nicolas Schlumberger, décide, soit 250 ans après son ancêtre de s’installer à Guebwiller pour y créer sa propre filature. En 1812, Nicolas Schlumberger s’associe avec son beau-père. En se spécialisant dans la production de cotons filés fins, l’affaire s’assure très vite une position dominante sur un segment de marché qui résiste plutôt bien aux crises cycliques de surproduction textile.
Résolument moderne, Nicolas Schlumberger a une profonde admiration pour l’Angleterre, où il a déjà séjourné en 1807, comme apprenti dans une filature. Il y retourne en 1817, et féru de techniques nouvelles, il va jusqu’à faire passer, cousus dans la doublure de son manteau, des plans de machines anglaises qu’il a l’intention de faire construire en France. De cette opération de contrebande, voire d’espionnage industriel, date l’activité de la maison Schlumberger dans la construction de machines-outils.
Une morale puritaine
Entrepreneur audacieux, mais prospère, Nicolas Schlumberger est un puritain qui mêle la rigueur morale aux idées sociales les plus généreuses : la première est le « refus de la hiérarchie sociale », chaque puritain devant être responsable de son destin. La deuxième est « le sacerdoce du métier », lequel est élevé au rang de fonction primordiale de la vie humaine ; la troisième est définie comme « l’ascèse de la bonne gestion » qui passe par le dévouement au travail, l’acceptation de la spécialisation et de la mobilité, ainsi que par la recherche du profit, signe concret que le travail a été efficace et utile aux hommes ; elle impose aussi l’emploi de ce profit et en investissement. Enfin, le quatrième principe fondamental est « la transcendance de l’entreprise », la bonne gestion ne pouvant prendre sa valeur sociale que dans le cadre permanent de l’entreprise. Pénétré de ces principes, Nicolas Schlumberger entend les faire respecter dans son entreprise et les contrevenants aux règles de l’établissement sont soumis à des amendes qui servent à financer les œuvres sociales de Nicolas Schlumberger et Cie.
Fondateur d'une assurance mutuelle
Dans une lettre écrite en 1841, il définit le fonctionnement de ces œuvres : « Il y a entre nos ouvriers une assurance mutuelle de secours pour les cas de maladie. Le malade reçoit gratis les soins des médecins et il touche en outre la moitié de sa paye ordinaire. Nous donnons à cette occasion une partie des amendes pour contravention aux règles de l’établissement : la participation à cette caisse est obligatoire. Les administrateurs sont choisis par les ouvriers ; nous n’intervenons qu’en qualité de caissiers. »
L’assurance mutuelle n’est pas le seul avantage dont bénéficie le personnel, qui est logé dans des cités ouvrières et dispose d’une école à l’intérieur de l’usine. De plus, il est regroupé au sein d’une coopérative d’achats qui lui fournit le pain et les produits de première nécessité : pommes de terre, saindoux ou étoffes.
Dans l’esprit puritain de Nicolas Schlumberger, l’assistance sociale gratuite ne doit pas exister. Aussi modique soit elle, une cotisation de l’ouvrier est nécessaire s’il veut prétendre bénéficier des avantages sociaux. Plus progressiste que paternaliste, il partage ses convictions avec les autres membres de sa famille, comme Jean-Jacques Bourcart, à l’origine de la loi sur la limitation du temps de travail des enfants.
Le dilemme de la guerre de 1870
Quand Nicolas Schlumberger meurt en 1867, les bases de l’entreprise familiale sont solidement posées à Guebwiller. La gestion des affaires est gérée par deux de ses fils, Jean et Adolphe quand éclate la guerre de 1870 qui va bouleverser l’Alsace.
En 1871, le dilemme auquel sont confrontés les Schlumberger à Guebwiller est celui de toutes les familles alsaciennes ou lorraines : Faut-il rester sur une terre devenue allemande ou partir ? Faut-il, comme certains de leurs confrères ont décidé de le faire, transplanter leurs usines sur le versant français des Vosges ? Pour les Schlumberger comme pour leurs ouvriers qui sont nombreux à mettre en valeur de petites exploitations agricoles, la perspective n’a rien de réjouissante. Aussi décident-ils, au mépris de leur opposition à l’occupant allemand, que Nicolas Schlumberger et Cie restera à Guebwiller.
Marguerite Schlumberger, Française engagée
Pour Paul Schlumberger, le fils de Jean, le problème est différent. Marié à Marguerite de Witt, petite fille de Guizot, ministre sous la monarchie de Juillet, il garde la France au cœur et sait qu’un jour ou l’autre, ses fils devront quitter Guebwiller. À l’âge de quinze ans, les jeunes alsaciens sont en effet confrontés à une alternative impitoyable : s’inscrire sur les listes militaires allemandes ou s’exiler. Le choix est fait sans l’ombre d’une hésitation : les fils de Paul et Marguerite Schlumberger ne porteront pas l’uniforme allemand. Dans l’attente de ce départ tenu pour certain, la résistance passive s’organise et Marguerite Schlumberger -De Witt est en première ligne. En 1873, quand le Kronprinz se rend à Guebwiller, il trouve un bourg aux volets insolemment clos en signe de protestation. Marguerite Schlumberger -De Witt ne se contente pas d’être une femme du monde cocardière. C’est aussi elle qui crée à Guebwiller deux cabarets anti-alcooliques où l’on consomme des bols de bouillon. Présidente d’une association pour le relèvement des prostituées, elle deviendra une des premières suffragettes de France et dirigera la Ligue Internationale pour le droit des femmes.
Autant dire que les enfants sont à la fois nourris de patriotisme et de volonté. Les uns après les autres ils quittent Guebwiller : Jean en 1892, Conrad en 1893, Daniel en 1894 (tombé au Champ d’Honneur en 1915), Marcel en 1899 et enfin Maurice en 1901.
Un fils écrivain et deux scientifiques
Paul Schlumberger n’a pas l’intention de vivre de ses rentes. Dès son arrivée à Paris en 1901, il participe activement à la gestion des nouvelles sociétés créées par sa famille, tout en soutenant les projets de ses enfants.
Jean, l’aîné, est le premier à bénéficier de l’aide bienveillante de son père. Ayant dû sacrifier sa vocation scientifique pour entrer dans l’entreprise familiale, ce dernier n’entend pas contrarier celle de ses enfants. Jean veut écrire, il écrira. Romancier moraliste, il écrit, non sans talent, des œuvres racontant la destinée d’une famille ou d’un groupe comme Saint Saturnin. Mais c’est surtout en participant, aux côtés d’André Gide et de Gaston Gallimard, à la fondation de la Nouvelle Revue Française (NRF) en 1908 et à celle des éditions Gallimard, qu’il demeure dans l’histoire de l’édition Française.
Les deux frères de Jean Schlumberger, Conrad et Marcel, ont choisi une toute autre voie, celle de la recherche scientifique. Là encore, leur père est là pour les épauler et veiller à ce qu’il soit fait un bon usage des sommes investies. En 1919, il consigne par écrit les termes du contrat moral qui le lie à ses enfants : « Je m’engage à verser à mes fils Conrad et Marcel les fonds nécessaires à l’étude des recherches en vue de déterminer la nature du sous-sol par les courants électriques jusqu’à concurrence de la somme de cinq cent mille francs. En contrepartie, mes fils s’engageront à ne pas éparpiller leurs efforts, à s’abstenir de recherches ou d’inventions dans d’autres domaines. Le champ d’activité est assez vaste pour suffire à leur génie inventif et pour l’explorer, il faut qu’ils s’y consacrent entièrement. ». On retrouve bien là l’idée de spécialisation chère aux Schlumberger comme à tous les puritains.
La naissance de la banque Schlumberger
Quant à Maurice, après avoir terminé ses études à Janson de Sailly puis à l’École des Sciences politiques, il organise avec trois camarades de promotion (André Istel, Camille Riboud, Louis Noyer) un voyage autour du monde d’étude et de découverte. C’est donc avec André Istel et Louis Noyer que Maurice fonde en 1919, la société Schlumberger, Istel, Noyer. Ce cabinet d’études financières et d’arbitrage commercial se transformera ensuite en Banque. Celle ci se différenciera des autres maisons en alliant les nouvelles techniques de gestion bancaire et la mise au point de produits financiers encore inconnus en France. Ainsi, avec le « Compte de gestion » et la « Société de gestion Mobilière » Schlumberger et Cie donne ainsi naissance à des instruments de gestion collective, précurseurs des SICAV d’aujourd’hui. Ce dynamisme va de pair avec la participation de leurs employés. Dès 1920, les associés de la Banque l’expliquent dans une lettre à un de leurs collaborateurs : « nous sommes convaincus que le succès, dans une entreprise quelconque, dépend avant tout de la valeur de ce qui y collaborent ; dans tous les domaines et détails de son activité, nous voulons donc que chacun apporte un même désir de se rapprocher du maximum dont il est capable. Mais si chacun participe par son effort au succès de l’ensemble, nous désirons que tous bénéficient des résultats de notre entreprise. Nous avons donc l’intention de distribuer à la fin de chaque année une gratification qui tiendra compte à la fois de la valeur de chaque collaborateur et des bénéfices réalisés par l’affaire ». Avant même l’idée gaulliste de participation, les associés vont donc plus loin que la simple redistribution de résultats.
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