Karl Barth (1886-1968), biographie détaillée

Un théologien, un homme public, une sentinelle

Par sa rigueur et sa profonde originalité, l’œuvre du théologien Karl Barth a eu un grand rayonnement dans tout le protestantisme et chez les théologiens catholiques, y compris par les débats intenses et les polémiques durables qu’elle a suscités.

Famille et études

  • Karl Barth (1886-1968)
    Karl Barth (1886-1968) © Collection privée

Karl Barth est né le 10 mai 1886 à Bâle. Sa famille, tant du côté maternel (les Sartorius, alliés entre autres à Jacob Burkhardt) que paternel, compte beaucoup d’universitaires et de pasteurs réformés (les uns et les autres étant plutôt critiques du protestantisme libéral de l’époque). Après des études secondaires à Berne, le jeune Karl Barth commence des études de théologie dans cette même ville. Il les poursuit assez vite à Berlin (il est alors étudiant d’Adolf von Harnack (1851-1930), l’un des chefs de file les plus brillants de l’École historico-critique et de la théologie libérale) ainsi qu’à Tübingen et à Marburg. C’est là qu’il reçoit l’enseignement de Wilhelm Hermann (1846-1922), un enseignement auquel il s’est par la suite constamment référé. Outre son approfondissement des travaux théologiques les plus contemporains, il est un lecteur assidu de Calvin et s’affirme dans la confession réformée.

La paroisse de Safenwill

  • Université de Bâle
    Université de Bâle © Université de Bâle

Après avoir été quelque temps rédacteur à la revue de l’université de Marburg, Die christlische Welt, il est nommé en 1911 pasteur de la paroisse de Safenwill, une petite ville industrielle du canton d’Argovie située au nord de la Suisse alémanique. Il est alors témoin de la réalité quotidienne du travail en entreprise, celle que vivent ses paroissiens, et en découvre les difficultés et les injustices. Très engagé à cette époque dans la théologie du Christianisme social, il n’hésite pas à s’inscrire, en tant que citoyen, dans le parti social-démocrate suisse, où se retrouvent les chrétiens sociaux.

C’est dans ce contexte qu’il apprend la déclaration de la guerre de 1914. De nationalité suisse, il n’est pas mobilisable. Mais il suit avec consternation les interminables développements du conflit mondial qui sont pour lui autant d’actions et de réactions inacceptables. Il déplore une prédication de l’Église souvent simpliste et trop prompte à affirmer, sans réfléchir, un nationalisme belliqueux dans un conflit dont les tenants et aboutissants sont loin d’être clairs ou légitimes. Barth s’engage alors dans une lutte contre ce qui lui paraît être une « misère » tout à fait redoutable de la prédication, lutte qui suppose de retourner à une réflexion biblique et théologique exigeante, pour restaurer des questions fortes. La première étape est un long commentaire de l’Épître aux Romains (Der Römerbrief). Une première édition paraît en 1919, suscitant immédiatement un vif débat, notamment chez les libéraux proches du Kulturprotestantismus. Lors de la conférence de Tambach, l’assistance libérale est particulièrement surprise des propos de celui qu’elle tenait pour l’un des siens. La première édition est rapidement suivie d’une seconde en 1921, dont la préface précise alors très clairement les exigences. À ce moment, Karl Barth quitte la paroisse de Safenwill pour aller enseigner la théologie réformée à l’université de Göttingen qui vient de lui en faire la demande.

Désormais son ministère se place dans l’université et dans nombre d’engagements de portée internationale, auprès des étudiants et dans les groupes œcuméniques. Après Göttingen, il est nommé professeur de théologie systématique à Münster (1925), puis à Bonn (1930). Révoqué en 1934 par les autorités nazies, il est alors nommé à Bâle, poste qui sera le sien jusqu’en 1962.

Ces activités ne l’ont évidemment jamais empêché de prêcher, ce qu’il a fait dans de multiples lieux et circonstances. Il faut citer en particulier ses prédications fréquentes dans la prison de Bâle « Aux captifs, la liberté » (trad. française 1960).

Après le Commentaire de l'Épître aux Romains (Der Römerbrief)

  • Aula de l'Université de Göttingen
    Aula de l'Université de Göttingen © Université de Göttingen

Avec le Römerbrief, Barth appelait l’Église à une vigilance critique contre toutes les fausses certitudes qu’elle avait faites siennes avant-guerre, cette certitude par exemple que le progrès des connaissances et des techniques était une condition suffisante et clairement dessinée du progrès dans l’histoire, attestant de la bénédiction de Dieu.

Par la suite, il ne s’est jamais départi d’une ligne d’exigence posant que la théologie est une discipline autonome par rapport à la philosophie, à l’anthropologie, aux sciences sociales, et qu’il ne doit pas y avoir de confusion de registres. La confusion de registres est en effet prompte à oublier que Dieu n’est pas de l’ordre du monde. Elle est prompte à sous-estimer ce qu’implique la liberté que Dieu a donnée aux hommes, en particulier leurs responsabilités dans l’histoire du monde, tous éléments qui se rapportent à la manière dont on invoque une loi morale autonome qui serait immédiatement accessible. Cependant l’autonomie de la théologie ne signifie pas pour autant un fondamentalisme biblique littéraliste qui disqualifierait les usages de la raison et leur efficacité dans les progrès de la science.

Ce sont là les points forts de son enseignement à Göttingen, en particulier ses cours sur l’histoire de la théologie depuis le XVIIIe siècle. Mais il participe aussi à de nombreux groupes de travail avec ses anciens condisciples, notamment F. Gogarten (1887-1968), R. Bultmann (1884-1976) et G. Dehn (1882-1970), fondant avec ceux-ci, en 1922, la revue Zwischen der Zeiten, laquelle a, jusqu’en 1933, publié nombre d’articles, souvent jugés sulfureux. L’un des principaux thèmes de discussion se rapporte au mode de lecture – en situation – des textes bibliques.

« Se décider hic et nunc pour le Royaume de Dieu et sa justice »

Barth n’a jamais sous-estimé la difficulté qui consiste à réfléchir dans et pour le temps présent, à partir de ces écrits très anciens que sont les textes bibliques.

Beaucoup de ses collègues ou contemporains pensaient, dans la suite du théologien Adolf von Harnack (1851-1930), qu’il était difficile d’ignorer le problème de compréhension posé par cette distance historique. Il fallait donc présenter ces textes, les « traduire » pour le monde présent en fonction, tant des progrès de l’exégèse que de ceux des langages philosophique, psychologique et scientifique.

D’autres pasteurs ou théologiens pensaient eux que, de toute façon, la lettre du message biblique s’imposait comme une évidence morale.

La position de Barth (il s’en est expliqué dans la préface de la deuxième édition du Commentaire de l’Êpitre aux Romains et dans beaucoup d’écrits ultérieurs) est que les textes bibliques, dans leur diversité, montrent « la ligne de la vérité comme une ligne brisée ». Ils doivent être lus et travaillés en situation et dans le respect de leur contenu, c’est-à-dire en faisant toute sa place à la dynamique qui leur est propre.

Cette position est loin de laisser dans l’ombre les progrès de l’exégèse. Il est évident et important de reconnaître que les textes bibliques ont été écrits à des moments différents, dans des modes d’écriture différents ; il est évident et important de ne pas oublier que le Christ a vécu à un moment de l’histoire, d’autant plus que ces données permettent de comprendre ce que le Christ a voulu dire. C’est d’ailleurs ce fait même – la prédication de Jésus est une prédication en situation – qui oblige à lire les textes bibliques dans le contexte où nous nous trouvons. Or la rigueur appliquée à un tel travail est de celles qui peuvent ébranler des certitudes trop vite induites d’une intention bonne, si authentique soit celle-ci. La dynamique de la prédication suppose de s’interroger sur ce qui rend pensable, étant donné le hic et nunc, un horizon d’action soucieux de justice et de fraternité, sur ce qui en révèle, dans un contexte concret qui n’est pas simple à déchiffrer, les chemins souvent étonnants et les aspérités inattendues.

Les applications concrètes de cette position théologique n’ont pas manqué de surprendre ses interlocuteurs. De fait Barth mettait en regard l’autonomie de la loi morale et la théologie. Et il paraissait ainsi réduire les marges de la liberté d’action individuelle, telle qu’encouragée par les progrès des langages scientifiques et techniques. Loin de contester ces progrès, Barth rappelait simplement que la vérité scientifique n’est pas une loi morale, autrement dit qu’aucune règle de conduite pratique ne peut être directement induite d’une vérité scientifique. Le problème éthique se place en effet non pas dans l’intention, mais dans l’attention soutenue à la complexité du social. Le problème de l’œuvre bonne s’inscrit dans un mouvement, non dans une certitude absolue. Cette position n’a pas manqué de donner lieu à des débats. Qu’apportait-elle, demandaient certains, dans des situations d’urgence très concrètes ?

Ainsi, au début des années Trente, le théologien Paul Tillich reprochait-il à Barth de ne pas engager sa notoriété de théologien dans une participation visible à des manifestations de rues anti-nazis. La réponse à cette critique et à d’autres se trouvera en fait dans la Confession de Barmen, le manifeste de l’Église confessante, et dans le combat sans relâche de Karl Barth contre le nazisme.

L'Église confessante et l'opposition au nazisme

Une première action de résistance, après la mainmise de l’État nazi sur l’administration des Églises protestantes allemandes (DEK devenant Deutschenchristen) avait été, dès l’été 1933, la création, par le pasteur Martin Niemöller (1892-1984) (qui fut immédiatement soutenu par nombre de pasteurs et de laïcs), de la Pfarrernotbund (alliance pastorale de détresse). C’était là une opposition à la prétention nazie d’appliquer le « principe aryen » dans l’Église, lequel prétendait interdire l’exercice du ministère à tout pasteur qui aurait eu une ascendance juive. Le développement de cette initiative, (très vite élargie par le pasteur Dietrich Bonhöffer (1906-1945) à l’ensemble du problème juif), aboutit à la réunion de plusieurs synodes libres, lesquels regroupaient les pasteurs et paroisses qui refusaient de capituler face aux exigences idéologiques du nazisme. Le plus important et le plus célèbre fut le synode réuni à Barmen du 29 au 31 mai 1934, constitutif de l’Église confessante (Bekenntniskirche). Ses participants, après longue réflexion, adoptèrent une déclaration, souvent appelée Confession de Barmen largement inspirée (et rédigée) par Karl Barth. Dès son début, elle rappelait que :

« Jésus-Christ, tel qu’il nous est attesté dans la Sainte Ecriture est l’unique Parole de Dieu que nous ayons à écouter, à laquelle nous ayons, dans la vie et dans la mort, à nous confier et à obéir ».

Cet énoncé avait pour conséquence de fortes mises au point suivies de rejets explicites des prétentions nazies :

« Nous rejetons… la fausse doctrine selon laquelle l’Église pourrait, en dehors de ce ministère, se donner ou se laisser donner des chefs munis de pouvoirs dictatoriaux… »

Bien que tous les participants n’aient pas été d’accord avec les énoncés théologiques de la déclaration – elle paraissait à certains trop éloignée des avancées de la théologie libérale – cette déclaration fut votée à l’unanimité.

Immédiatement révoqué de son poste à Bonn, puis jugé indésirable en Allemagne, Karl Barth poursuit son enseignement à l’université de Bâle, poste qui sera le sien jusqu’à la fin de sa vie active.

Infatigable opposant au nazisme, il a multiplié les avertissements adressés aux Allemands, aux Français et à tous ceux qui se sont trouvés, pendant la Seconde guerre mondiale, dans des pays occupés, ainsi qu’à se compatriotes suisses (Une voix suisse, 1944).

Après 1945

Après la guerre, Barth continue d’exercer un vrai ministère de sentinelle dans un monde en grande transformation, en pleine croissance économique à l’ouest, mais écartelé par la guerre froide et plein d’obscurités et de zones d’ombre.

À l’occasion d’une émouvante rencontre à Stuttgart en octobre 1945 provoquée par le pasteur Wilhem Visser’t’Hooft avec quelques représentants des pays alliés, ses amis de l’Église confessante, dorénavant responsables de la nouvelle Église évangélique en Allemagne (EKD) prononcent une impressionnante Déclaration de culpabilité :

« C’est avec une profonde douleur que nous déclarons : par notre faute, une indicible souffrance s’est abattue sur beaucoup de peuples et beaucoup de pays. … Bien qu’ayant lutté, durant de longues années, au nom de Jésus-Christ, contre l’esprit qui avait trouvé une expression effroyable dans le régime tyrannique du national-socialisme, nous nous accusons de n’avoir pas confessé avec plus de courage, de n’avoir pas prié avec plus de fidélité, de n’avoir pas plus radicalement cru et de n’avoir pas aimé avec plus d’ardeur. Il faut maintenant à nos Églises un commencement nouveau ».

En 1948, il participe, à l’invitation des pasteurs Wilhem Visser’t Hooft et Marc Bœgner (respectivement Secrétaire général et Président du Conseil œcuménique des Églises en formation)et avec l’appui de son ami Pierre Maury, à l’Assemblée d’Amsterdam au cours de laquelle l’organisation est officiellement créée. La conférence qu’il y donne est un plaidoyer pour le renouvellement de l’Église, « congrégation vivante de Jésus-Christ, le Seigneur vivant : la maintenir libre, vigilante, prête à répondre aux initiatives sans cesse nouvelles de son Seigneur ».

Pendant la guerre froide, il fut, dans ses diverses interventions publiques, « non-aligné », selon l’expression en usage pour désigner les pays qui n’appartenaient, ni à l’OTAN, ni au Pacte de Varsovie, c’est-à-dire qu’il eut beaucoup de contacts (que résume, entre autres, sa lettre à un pasteur de la RDA, 1959) avec toutes les Églises, de l’Est comme de l’Ouest, ne cessant de rapporter le fondement des actions des hommes à l’écoute de la Parole de Dieu, une parole dont aucun ordre dans le monde ne peut s’affirmer dépositaire, une parole qui enjoint à la constante réflexion sur les modalités des actions et sur les responsabilités qu’elles supposent de prendre. Dès 1961 et en diverses occasions par la suite, il rend hommage (lui qui a pourtant souvent critiqué l’Église romaine) au Concile Vatican II et au travail critique que l’Église catholique a entrepris sur elle-même.

La mort le surprend le 10 décembre 1968, alors que le monde occidental parait avoir retrouvé l’assurance de son devenir de progrès et de ce fait les vertus théologales d’un libéralisme optimiste et confiant. Dans ce contexte, il paraît à beaucoup un homme du passé, inutilement porté à des jugements pessimistes. Le débat n’est pas pour autant refermé à propos d’une œuvre qui s’inscrit dans la grande tradition théologique du christianisme, celle de saint Augustin, de saint Anselme, de saint Thomas, de saint François d’Assise, de Luther et de Calvin.

Bibliographie

  • Documents
  • Livres
    • MOTTU Henry, Karl Barth, Le "Oui" de Dieu à l'humanité, Editions Olivétan, Lyon, 2014
    • MULLER Denis, Karl Barth, Éditions du Cerf, Paris, 2005
    • VISSER'T HOOFT Willem Adolf, Le temps du rassemblement, mémoires, Le Seuil, Paris, 1975

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